Contexte historique de l'Estallido social

À partir du 7 octobre 2019 et jusqu'au référendum constitutionnel du 25 octobre 2020, le Chili connaît une explosion de protestations : des centaines de milliers de personnes chantent, frappent sur des casseroles, font des performances, affrontent la police et les militaires, attaquent des reporters de la presse traditionnelle, pillent des centres commerciaux, des supermarchés et des banques et se réunissent en assemblées dans les quartiers[1]. Certains manifestants questionnent l'organisation sociale, le patriarcat, les discriminations entre différentes orientations sexuelles, le mépris des peuples indigènes[2] et l'identité nationale. D'autres expriment simplement une souffrance[3]. La portée temporelle des manifestations va bien au-delà de la conjoncture politique et sociale[4]. Elle recouvre en effet une pensée politique qui a évolué entre 1970 et 2019[5], une période qu'il est possible de diviser en trois étapes : les trois ans de gouvernement de l'Unité populaire à l'issue de l'élection présidentielle en 1970 du président socialiste Salvador Allende ; les dix-sept ans de dictature après le coup d'État en 1973 du général Pinochet, et les trente dernières années, à partir du retour à la démocratie en 1989, une période caractérisée par une alternance au pouvoir entre une coalition de partis sociaux-démocrates et une autre coalition de partis néolibéraux et identitaires[6].

Qualifié massivement par la population d'Estallido social, ce phénomène de protestation, né à Santiago, la capitale, s'est répandu dans tout le pays, réunissant un nombre de personnes sans précédent dans l'histoire du Chili : un million deux cent mille personnes à Santiago le 18 octobre 2019, des centaines de milliers par jours dans tout le pays entre octobre 2019 et mars 2020 et des milliers par jour jusqu'au confinement dû au COVID 19 en mars 2020 (selon les chiffres officiels du gouvernement)[7]. Le mouvement est caractérisé par un fort niveau de violence et de spontanéité et par une défiance envers le pouvoir politique, les partis et les organisations syndicales[8]. Les signes distinctifs des partis politiques et des syndicats sont donc complètement absents de l'espace public[9], dans la lignée de « la chaîne insurrectionnelle qui depuis 2012 va du printemps arabe à Maïdan, en passant par le mouvement du 15-Mai et les Occupy de Wall Street » [10]caractérisée par Gabriel Bortzmeyer« par des absences: absence de chefs et de hiérarchie, de revendications ciblées et d'émissaires pour les porter, de destruction postulée fondatrice […]» [11]. Le mouvement au Chili a perduré suffisamment pour opérer certaines transformations avant de s'évanouir comme ses homologues européens, nord-africains et américains.

S'il a contribué à renouveler la politique, suscitant un processus de rédaction d'une nouvelle constitution, cet événement a également donné une nouvelle impulsion à l'art engagé et à la culture, qui se placent, de fait, au cœur de la parole politique exprimée par le mouvement social[12]. Pendant cette année de manifestations, les expressions artistiques et poétiques de rue prolifèrent et une grande production de contenus audiovisuels voit le jour. L'ambition de ces films est de porter la voix des manifestants, une partie de la population traditionnellement sous-représentée[13] : des étudiants et des travailleurs notamment de classe moyenne. Il s'agit aussi d'étudiants et des travailleurs discriminés en raison de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur appartenance à la population indigène ou à des quartiers populaires[14].

Des professionnels et amateurs de l'audiovisuel ont donné au mouvement une forme d'existence publique à travers les manifestations et la productions de plus de deux cents cinquante documents audiovisuels, dont plus d'une centaine de reportages, une vingtaine de documentaires, une cinquantaine d'art-vidéos, une quarantaine de vidéos de performances, une vingtaine de clips musicaux, sans compter les centaines de vidéos spontanées filmées puis postées sur les réseaux sociaux pour témoigner des actions des manifestants ou pour dénoncer la répression de la police et des militaires.

La rébellion a aussi bénéficié du travail de collectifs artistiques créés dans l'urgence par de jeunes artistes, tels que Registro Callejero, Registro contracultural, Sabotaje colectivo et Colectivo Pedro Chaskel[15]. D'autres, qui avaient déjà une trajectoire antérieure, comme Mapa Fílmico de un país (MAFI)[16], Escuela Popular de Cine[17] et CaosGermen, ontréorientéleurs travaux audiovisuelspourparticiper de ce moment historique[18]. Des associations féministes comme Nosotras Audiovisuales (NOA)[19], Colectiva Feminista Hijas del Trueno ou Cabildo feminista ont produit et filmé une vingtaine de performances. Des organisations populaires, Victoria TV ou prensa Opal,ont produit plus de cinquante reportages. Par ailleurs, un grand nombre de documents audiovisuels ont été réalisés par des citoyens ordinaires, principalement sous la forme de captations directes, la plupart du temps sans montage. Cette importante production a donné lieu à une section spéciale du festival international de cinéma de Valdivia (FIC Valdivia) en 2021 nommé Videos y Estallido[20] ainsi qu'à la création d'archives audiovisuelles au musée de l'Estalllido social[21] et au centre de documentation audiovisuelle du Museo de la memoria[22] à Santiago.


[1] Ce qui « exprime une [forme de] dispute pour une redistribution du pouvoir et de la richesse de la société », in Kathya Araujo (dir.), Hilos Tensados, Editorial Usach, Santiago, 2019, p.34.

[2] José Manuel Zavala, « Los pueblos originarios en un nuevo orden político », in Mauricio Folchi (dir.), Chile despertó. Lecturas desde la historia del estallido social de octubre, Universidad de Chile, p.93-98, Santiago, 2019.

[3] Pour l'ensemble des questionnements des manifestants cités voir : Kathya Araujo (dir.) op.cit. p.24-25, et Bernardita Llanos, « Revuelta social y archivo visual en el Chile actual » in, Bianca Ramírez (dir.), Historia y problemas del siglo XX | Año 12, Volumen 14, Montevideo, 2021, p.75.

[4] Pablo Artaza, « Nuestro sistema político: miedo a lo social e ilegitimidad », in Mauricio Folchi (dir.), op.cit., p.78.

[5] Manuel Garretón, Manuel (dir.), Política y movimientos sociales en Chile : Antecedentes y proyecciones del estallido social de octubre 2019. Santiago de Chile, Lom, p. 28-31.

[6] Voir : Pablo Artaza, op.cit., p.78-82.

[7] https://dprmetropolitana.dpr.gob.cl/ ou https://www.biobiochile.cl/noticias/nacional/region-metropolitana/2019/10/25/comienzan-a-concentrarse-manifestantes-en-plaza-italia-para-la-marcha-mas-grande-de-chile.shtml

[8] Kathya Araujo, op.cit., p. 21-23.

[9] Manuel Garretón, op.cit., p.32.

[10] Gabriel Bortzmeyer, op.cit., p.105.

[11] Ibid.

[12] Jorge Itirruaga, Ivan Pinto, « Hacia una imagen-evento: El estallido social visto por seis colectivos audiovisuales (Chile, octubre de 2019) » in Zylberman, Lior (dir.), Cine documental, n°22, pp. 28-56, Buenos Aires, 2020, p.33.

[13] Ibid.

[14] Kathya Araujo, op.cit., p.18-20.

[15] Jorge Itirruaga, Ivan Pinto, op.cit., p.33-34.

[16] Carte filmique d'un pays.

[17] École populaire de cinéma.

[18] Jorge Itirruaga, Ivan Pinto, op.cit., p.34.

[19] Ce collectif est formé par 3000 femmes liées à l'activité audiovisuel au Chili.

[20] https://playficvaldivia.cl/coleccion-colectivos-del-estallido/

[21] https://museodelestallidosocial.org/

[22] https://mmdh.cl/recursos-e-investigacion/cedav